Je ne sais pas pourquoi les gens viennent me parler. De prime abord, je ne pense pas être sympathique, mais toujours est-il que j'attire une certaine partie de la population (pas forcément celle que je convoite) à moi.
Ce matin, je fais face à Jean Blegique, pigiste chez (Presque) Fameux depuis quelques saisons. Il me dérange alors que j'écoute un merveilleux live des Hard-Ons. Résigné, j'ôte les écouteurs. Jean Blegique porte sur lui le poids de toutes les piges non signées du monde. Il déclare d'emblée avoir un problème.
- Je sais pas ce qu'il se passe. C'est comme un retour en arrière.
Pas vraiment passionné, je demande à en apprendre un peu plus sur le sujet.
- La musique. Elle me rend folle.
Pas besoin d'être devin pour comprendre que c'est plutôt la situation qui le fait tourner branque et que la musique, précisément l'objet même de son salaire, n'est qu'exutoire. J'ai déjà appréhendé cette problématique avec Jean Kenya, un pigiste qui, devant le cynisme et la dureté du métier, avait préféré se réinsérer dans l'éducation nationale. J'étais moi-même passé par la case pige, et l'avais même longtemps fréquenté avant de décrocher un contrat digne de ce nom.
- C'est comme une malédiction. Je suis obligé de vivre avec ce disque. J'ai l'impression que lui seul me calme. Je l'écoute tout le temps : quand je suis pris dans les embouteillages, coincé dans le métro, en allant à mes rendez-vous, en faisant la cuisine, par-dessus la TV. Il me donne la force de supporter le monde mais en même temps m'en coupe. Je ne peux m'en passer, ça me désespère. C'est une drogue.
Je demande de quel disque s'agit-il. A considérer le sieur Blegique, sans doute un de ces groupes rock arty aussi tendance que déstructuré. Il me tend une pochette. Un visuel proprement hideux.
- Je l'ai reçu en 2002. A l'époque, je pigeais pour un autre journal. Je l'ai écouté une paire de fois, le temps de le chroniquer sans trop commettre d'erreurs, puis l'ai oublié. Note que je ne l'ai pas donné ou jeté, je l'ai conservé, ce qui laisse supposer que les racines du mal sont ancrées bien profond en moi. Cette possession s'est pleinement exprimée lorsque j'ai remis la main sur l'objet. Sans trop savoir pourquoi, je l'ai écouté. Depuis, je ne me maîtrise plus.
Je considère un peu mieux For maggots to devour. Un visuel drôle tellement il se veut infâme, des musiciens aux allures de paramilitaires, et surtout des titres dans la droite tradition de Carcass adolescent: Sadistic violation, Motivated to kill, Necrophag, Fuck them when they bleed, Torture to death, Gore terror, Strangulation.
Je questionne Jean Blegique sur l'attrait de pareil opus.
- Difficile à préciser, cette œuvre est un ensemble cohérent de... pure haine. La musique est brutale et basique. Pas rapide, pas inécoutable, juste un bloc compact de rage. Guitares lourdes, double caisse imperturbable, pas de solo et seuls quelques hommages au heavy. Là-dessus, le chanteur grogne des paroles barbares. I must hurt you / I can't control myself / I must kill you / I must kill you dead... Le genre de lyrics qui me parle particulièrement... Fans transis de Obituary ou Cannibal Corpse, les finnois auraient pu être sur le listing des premières compilations death, genre Death is just the beginning. Je connais ça par cœur, et il y a longtemps que j'ai fait le tour de la question. Mais là, pas moyen de passer à autre chose. Une tonne de CD attend, impossible de décrocher. J'ai essayé des tas de trucs, mais même Bolt Thrower et leur génie laminant, ne peuvent réduire cette fascination. Mince, la situation est-elle donc si désespérée que je ne trouve de salut que dans le brutal death metal?
Sur ce, Jean Blegique file. Je remets vite Hard-Ons sur mes oreilles, me jurant bien de ne jamais écouter ce disque.
à propos de force noire...